mardi 3 juin 2014

Le Samãdhi

J’ai parlé d’une naissance pour décrire le nouvel état dans lequel je me trouvais après l’éveil de Kundalini, et j’ai vraiment eu l’impression de devoir tout réapprendre avec un nouveau regard. Ainsi, je me rappelle par exemple m’être retrouvé un stylo à la main, et avoir eu un instant d’hésitation, ne sachant comment écrire. Et lorsque les mots se sont enchaînés, avoir fait cet acte de manière neuve, le découvrir au fur et à mesure qu’il s’affirmait.  

Ceci s’est confirmé pour beaucoup de choses, et la manière dont j’abordais l’existence se faisait avec une conscience inversée, comme si j’avais toujours vécu dans le miroir, et que tout s’était remis à l’endroit. Auparavant je ne voyais du monde que ce que ma conscience me renvoyait, celle-ci s’interposant entre lui et la vision que j’en avais. Mais là, la conscience restait derrière, et par cette nouvelle situation, semblait s’être inversée, ma perception étant directe. Ainsi la conscience ne m’apparaît-elle plus que comme un miroir sur lequel s’accumule l’image de nos expériences, et reflétant le présent, celui-ci se reconnaissant dans celle-là. Mais n’est-ce pas le miroir qui est inversé ? J’ai parfois l’impression de vivre au sein d’une humanité qui prend les choses à l’envers. 

Pendant un peu plus d’une année, je dus tout réapprendre, et je vivais une succession d’expériences et d’états que je ne contrôlais pas toujours mais qui rendirent difficile la vie dans laquelle je m’étais engagé jusque-là. Une année d’études où j’étais ballotté entre la découverte d’un monde et d’un univers fascinants et la nécessité d’accomplir un retour vers les tâches qu’exigeaient mes études, les travaux à l’hôpital la matinée, les cours dans les amphithéâtres l’après-midi, les travaux d’études dans ma petite chambre d’université le soir, ce qui m’occupait à peu près douze heures par jour, et des états de samãdhi qui saisissaient chaque occasion pour se manifester. 

Chaque état de samãdhi était une percée à travers la conscience me faisant percevoir la réalité au-delà des apparences sensorielles. J’avais beaucoup de mal, surtout au début à me concentrer sur mes leçons qui m’obligeaient à mémoriser systématiquement des pages et des livres d’anatomie, de physiologie, etc… D’ailleurs, dès que je me concentrais sur quelque chose, l’esprit s’absorbait, et cela a duré longtemps, aussi longtemps qu’il y eût une terre inconnue et nécessaire à explorer. Imaginez que vous ouvrez votre cahier, vous commencez à lire, à essayer de mémoriser, et sans vous avertir, les mots grossissent, ondulent, et vous vous retrouvez happé dans quelque dimension de l’esprit, n’ayant plus qu’un lien ténu avec votre table de travail, jusqu’à ce que vous reveniez tranquillement pour poursuivre votre leçon, avec un esprit plus vaste, certes, ou une compréhension accrue de l’univers ou de votre nature mais sans avoir pu avancer d’un pouce sur cette tâche des plus ardues qui est celle d’accumuler des informations. 

Ou bien vous soignez un malade, lui massant une plaie, et votre esprit entrant en union avec sa souffrance, n’ayant plus de barrière, vos énergies se transfèrent tout naturellement vers cet être qui en a grand besoin, vous laissant tellement vide qu’il vous faut vous enfuir pour récupérer. Je mettais deux fois plus de temps à réaliser les choses. Mais quelles merveilles de voir ces « anges » que sont les êtres humains, avec leur aura, leur conscience, leur être. Tout cela m’apparaissait dans toute sa splendeur, et chaque individu était un univers à lui tout seul qui méritait mon attention et mon intérêt. 

Ainsi, les envolées de l’esprit me faisaient découvrir le monde sous un tout autre aspect. Je pénétrais dans les pierres et les éléments de la nature, goûtant leurs essences jusqu’à en devenir parfois ivre, ou bien je plongeais dans les profondeurs de moi-même découvrant des espaces de paix, de plénitude, ou des dimensions que je ne soupçonnais pas. Au bout d’une année d’études supplémentaire, je dus me rendre à l’évidence que je ne pourrai jamais exercer cette profession, de par les contraintes qu’elle m’imposait. J’avais autre chose à faire : il me fallait enseigner le yoga et rendre accessible à l’être humain toutes ces merveilles. 

Je voudrais expliquer ici ce que sont ces états d’absorption dans les choses que la science du yoga nomme samãdhi. S’ils étaient nombreux et fréquents dans la période qui a suivi l’éveil de la Kundalini, ils se sont, avec le temps espacés de plus en plus pour réapparaître par la suite périodiquement mais toujours sous de nouvelles formes. Tout d’abord comprenons la nature du samãdhi. La Kundalini dans son éveil complet est un samãdhi, c’est-à-dire la percée de l’esprit, qui, quittant son emprisonnement au fond de la matière (le corps), des instincts (le vital) et de la conscience (le moi), trouve sa liberté en reprenant contact avec notre nature divine profonde. Mais à travers cette percée ne seront transformés chez l’individu que les aspects de celui-ci faisant obstacle à cette percée. 

Ce qui veut dire qu’un éveil de Kundalini ne constitue en rien un état de perfection, tout au plus un instrument supplémentaire nous permettant de réaliser celle-ci pour le peu que nous voulions nous perfectionner, c’est-à-dire accomplir totalement notre vocation et notre nature divine. La Kundalini est donc une brèche dans le chaos et l’obscurité humaine à travers laquelle nous pouvons avoir accès à la réalité, la plus haute étant ici celle de notre réalité divine. Chaque fois que nous empruntons cette brèche, cela l’agrandit et se traduit par un état de samãdhi c’est-à-dire une perception des choses dans la nature même des choses perçues sans que la conscience ou tout autre forme de conditionnement intervienne, à travers la simple présence de l’esprit et de l’être.  Plus la brèche s’agrandit, plus le voile du conditionnement disparaît, laissant de plus en plus souvent l’esprit dans un état de vacuité qui est samãdhi naturel ou rien ne fait obstacle entre le profond et la périphérie. 


Un deuxième fait vient se rajouter à ce mécanisme. Lorsque l’esprit se rend compte de cette double nature, de son état de liberté dans la vacuité et des limites de celle-ci constituant donc les limites de la brèche, il n’a de cesse de faire reculer celles-ci, entrant en samãdhi sur la conscience elle-même, vecteur de ses limites et du conditionnement. Commence alors un lent processus d’intégration, ou de désintégration de la conscience, se transformant alors en Supra-conscience qui est à l’être ce que la conscience ordinaire est à l’ego.

D’autres états succèdent à celui-ci ; mais nous pouvons penser qu’une personne ayant éveillé sa Kundalini mais n’ayant pas réalisé la nature illusoire de la conscience posséderait cette double ambiguïté : celle d’avoir un esprit libre tout en continuant à vivre sur ce que la conscience nous renvoie, sachant au fond de soi où est la réalité, mais la conscience doutant de celle-ci s’attachant à ses propres mécanismes et croyances avec autant de force qu’elle cherchera à imposer ses vues. 

Ceci peut être car l’Être, même réalisé, peut manquer d’intelligence et de force ; mais il lui suffirait de voir l’illusion de cette conscience pour que s’amorce alors ce lent processus. Ainsi, si l’éveil de la Kundalini nous libère de l’autorité extérieure, il ne nous libère pas de notre propre autorité. Je devais réaliser cela quelques années plus tard par un choix de l’intelligence qui fit irrémédiablement tourner l’esprit vers le soi non intégré, pour sa propre fin, laissant les affaires du monde à l’être-présence, choix le plus adéquat pour permettre le développement de cet Être et la fin de cette conscience. Je dois dire que les limites de la conscience individuelle ont vite été atteintes, pour le peu qu’elles aient subsisté, ouvrant l’esprit sur une conscience collective toujours plus vaste et partagée entre plusieurs univers. 

Ainsi, le monde m’est apparu par la suite sous quatre états principaux superposés les uns aux autres, ayant autant de réalité perceptible les uns que les autres, et dont je n’ai pu éviter la confrontation, existant dans chacun d’eux ; le monde de la matière que nous connaissons tous, le monde de l’énergie qui prend de multiples aspects, les mondes de la conscience dont font partie la conscience collective de l’humanité mais aussi celle de la nature, etc..., et les expressions divines, plus courantes que l’on ne croit. 

Extraits de « Lettres aux chercheurs spirituels – Récits autobiographiques » par Jean-Michel Jutge 
© 2014 Editions Elliance